Le Capitaine Nô
Photo de Jacques Grenier
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Le lendemain du lancement de Cocoman, son quatrième album en vingt ans de tribulations sur toutes les mers de la belle province, le Capitaine Nô me rejoint à la maison, et s'enquiert de mes impressions : « As-tu eu le temps de l'écouter un peu, mon disque? » Il y a pourtant une équipe de promotion qui s'occupe de l'album, à laquelle incomberait ce type de suivi, mais le vieux loup de mer a toujours mené sa barque en navigateur solitaire, et il ne sait pas déléguer. Il n'a jamais su. Ce qu'il sait fort bien, par contre, après avoir passé les six dernières années à la roue des Productions CAP, l'agence de spectacles que Pierre Leith (le nom que reprend le Capitaine quand il jette l'ancre) a mis sur pied quand il s'est lassé de voir le rythm'n'blues francophone de son alter ego errer dans l'océan techno-anglophile du milieu des années 80, c'est qu'i1'n’y a rien de tel que la sollicitation directe et le contact personnel. « Je t'appelle parce qu'on n’a jamais le temps de se parler dans les lancements. » Comme vous avez raison, mon Capitaine (quand je m'adresse au Capitaine c'est plus fort que moi, je me prends pour un de ses matelots). Les lancements, ça se passe toujours en surface, mon Capitaine, et je sais combien vous aimez fendre les flots.
Le Capitaine Nô est un Ioner, le self-made-man proverbial, un véritable homme-orchestre qui n'a jamais été mieux servi que par lui-même. À preuve, son nouvel album n'est pas subventionné par l'état (musicaction ? ), mais bel et bien commandité par l'industrie privée (deux magasins d'instruments de musique et un photographe). Et il paraît sur l'étiquette Indépendante crée pour l'occasion par son fidèle lieutenant Guy Rhéaume, celui-là même qui avait réalisé l'inoubliable Capitaine Nô en 1975 (l'album des principaux succès : Baloney, André, Personne ne m 'aime.) Le credo du Capitaine est simple : pas d'attaches, ni de concessions, mais beaucoup de bouche à oreille.
«Et puis, comment t’aimes ça, Cocoman ? », continue l'homme à la tête d'œuf (d'où le titre de l'album) au bout de la ligne. Énormément, mon Capitaine, J'aime énormément. Sauf vot' respect, je me serais passé de la dernière plage, vous savez, celle qui ressemble à Riot In Cell Block no.9 de Leiber et Stoller et qui, entre vous et moi, mon Capitaine, sent un peu le remplissage (y se passe de quoi). Mais, à part celle-là, je suis ravi. Vous savez à quel point je suis friand de ces cuivres qui pétaradent de bout en bout, mon Capitaine, surtout dans la chanson titre et Dans l'bas d'la ville, à quel point j'apprécie votre jeu à l'harmonica dans Tout un vendredi. Je vous ai déjà dit tout le plaisir que j'éprouve à entendre tous ces patterns classiques de blues et de rhythm'n'blues que vous utilisez pour donner du corps et du swing à votre inimitable discours, et vous savez qu'il n'y a personne d'autre au Québec qui me donne tout ça. Si seulement les radios vous jouaient, mon Capitaine.
Évidemment, le Capitaine Nô a enregistré 1'album avant et ne s'est posé des questions qu'après. Avec un je-m'en-foutisme qui force l'admiration. Ce n'est certainement pas lui qui aurait songé au potentiel commercial de sa musique ou à se conformer aux étroits créneaux des radios. Advienne que pourra. Si jamais CKOI ou CHOM font tourner Cocoman - on peut bien rêver tant mieux, on en déduira qu'ils ont vu la lumière, et tout le Québec en serait illuminé. Sinon, tant pis, on se contentera des radios communautaires largement acquises au Capitaine. Trois semaines avant le lancement officiel, CISM, la radio étudiante de l'U. de M., avait déjà déniché une copie, de l'album et diffusait Dur à avaler, un blues cuit à feu doux dans la tradition chère aux Roy Buchanan et aux Lonnie Mack.
Peu importe la source, du moment que vous trouviez le moyen de découvrir (ou de renouer avec) le Capitaine Nô. En vous procurant l'album par exemple. Il serait vraiment dommage qu'une diffusion trop limitée vous fasse passer à côté du personnage, de son r'n'b à la québécoise et de sa façon totalement unique de raconter les bonheurs et les vicissitudes de la vie urbaine en les révélant sous leur angle le plus cru (et le plus drôle). En évitant les lieux communs sans cultiver la métaphore en pot, en regardant le quotidien dans les yeux et en décrivant le plus simplement possible ce qu'il y voit. Exactement : comme un vieux bluesman de Chicago, mais dans la langue de chez nous. En rimes et en bleus, comme, dirait le Capitaine.
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